Réalisé en 1955, le célèbre film d’Alain Resnais Nuit et Brouillard est resté le documentaire de référence sur la déportation. Cependant, pour le spectateur contemporain, une partie de son contenu nécessite quelques explications.
L’image occupe dans la mémoire de la Déportation une place prépondérante. On sait qu’elle s’est constituée dès avril 1945 à partir des photos des charniers des camps libérés qui ont stupéfié l’opinion publique à travers le monde. S’ajoutaient aussi les photos des « revenants » qui marquèrent sans doute davantage les esprits que les premiers récits des rescapés. Jamais, semble-t-il, la photo n’avait joué un tel rôle à l’époque moderne. Plus d’un demi-siècle plus tard, nombreux sont les contemporains qui en sont encore traumatisés.
Aucun des films qui suivirent ne connut un tel impact. Aussi quand Alain Resnais réalise en 1955 Nuit et Brouillard, le choc est-il considérable. Pour la première fois un documentaire présente la Déportation dans son contexte historique en faisant appel aux films d’archives et aux reportages réalisés sur place, offrant à la fois le caractère « scientifique » d’une synthèse et le caractère émotionnel par le texte de Jean Cayrol dit par Michel Bouquet, la musique de Hanns Eisler et le talent d’un réalisateur de premier plan. L’accueil fut mémorable et on sait que le film est depuis projeté régulièrement dans les établissements scolaires comme illustration des programmes, et fréquemment sur les chaînes de télévision et dans les salles de cinéma spécialisées. Une émission de France-Culture lui était récemment consacrée.
Aucune distinction entre les déportés
Un tel succès unanime reflète la vision de l’époque, comme toute oeuvre portant sur un tel sujet, et nous amène un demi-siècle plus tard à nous interroger sur son contenu historique, à la lumière des vues nouvelles que la recherche a suscitées. En quoi le film est-il daté ?
D’abord, et surtout, parce qu’il présente une analyse alors communément admise, mais que l’historiographie a depuis sensiblement modifiée : celle d’un « univers concentrationnaire » (selon la formule de David Rousset) qui englobe l’ensemble des déportés. En témoigne la terminologie employée (les camps, les camps de concentration, les camps de la mort, les bagnes nazis, etc.) qui a fait place à la différenciation actuelle entre « camps de concentration » pour les victimes de la répression, et « camps d’extermination » pour celles de la persécution raciste et antisémite.
Le film, qui privilégie Auschwitz dans ses reportages en montrant le célèbre portail de Birkenau, les monceaux de cheveux, de vêtements d’enfants, etc., et les complexes industriels des « crématoires » aux chambres à gaz pouvant contenir plusieurs milliers de personnes, n’établit à aucun moment cette distinction qui s’est imposée progressivement aux historiens contemporains.
Nul ne remarqua cette confusion, tant l’analyse de l’époque paraissait évidente : les détenus de tous les camps ne portaient-ils pas les mêmes tenues rayées, n’avaient-ils pas tous le crâne rasé, et les camps n’offraient-ils pas plus d’analogies que de différences ?
Les rescapés de la « Solution finale » n’étaient guère visibles en raison de leur petit nombre. Rien d’étonnant par conséquent à ce que le génocide des prétendues « races inférieures » ait été sous-estimé en 1945 dans sa spécificité et qu’il ait fallu attendre les années soixante et la prise de conscience qui s’opéra à la suite du procès Eichmann pour que la question fût posée de façon de plus en plus claire, chiffres à l’appui.
Souvenons-nous d’ailleurs qu’à l’époque, ni Shoah, ni génocide, ni holocauste n’étaient usités, ce qui confirme amplement cette absence dans la conscience collective, y compris celle de la plupart des déportés juifs. Eux-mêmes s’étaient insurgés contre l’appellation de « déportés raciaux » et on les englobait dorénavant dans la catégorie des « déportés politiques ».
Censure
A quoi s’ajouta après 1947, et notamment du fait de la guerre froide qui visait à un renversement de l’alliance antifasciste, une indulgence coupable, ou plus exactement une occultation du régime de Vichy au profit d’une « réconciliation » avec l’Allemagne. La censure dont le film fut l’objet en 1956 témoigne clairement de cette période bien oubliée de nos jours. [1]
Sur demande des autorités ouest-allemandes, le film fut interdit par le gouvernement. Il ne fut autorisé par la suite que quand le képi d’un gendarme français gardant un camp de Vichy fut retiré, et même projeté au festival de Cannes la même année « hors compétition », pour ne pas risquer de remporter un prix ! II est vrai qu’à l’époque, Alain Resnais invitait les spectateurs à réfléchir à ce qui se passait en Algérie...
En désignant ainsi les responsabilités de la Collaboration, il s’inscrivait en faux contre la politique officielle française, et ceci longtemps avant Le Chagrin et la Pitié de Max Ophuls - qui fut également censuré en son temps.
Passons rapidement - autre remarque - sur une erreur : la mention dans le film de fabrication de savon à base de graisse humaine. La rumeur circulait déjà dans les camps nazis. Elle était au reste rien moins qu’infondée puisque les SS procédèrent à une expérimentation sur des cadavres de déportés dans un institut proche du Struthof [2] . D’un point de vue éthique, il est certain que l’expérimentation, qui s’avéra non concluante, est aussi condamnable que la production industrielle éventuelle.
Les bulldozers
Plus importante apparaît la célèbre séquence des bulldozers de Bergen-Belsen, un des temps forts de Nuit et
Brouillard. Ces images ont fait le tour du monde et sont devenues en quelque sorte emblématiques de la barbarie nazie. La vue de ces corps totalement décharnés, repoussés et disloqués par l’avancée de la machine comme autant d’ordures dans une benne, ne pouvait manquer de frapper les esprits, même à la fin d’une guerre épouvantable.
On peut comprendre aussi que les cameramen de l’armée britannique qui libéra le camp aient voulu immortaliser ces visions dantesques par la pellicule. Mais après avoir vu plusieurs fois le film, on ne peut échapper à un certain malaise lorsqu’on constate que ce sont des soldats britanniques qui manouvrent les engins. Certes, dans les circonstances du moment, où s’entassaient quelque 10 000 cadavres dans le camp ravagé par le typhus, où le risque d’épidémie était patent et l’odeur de décomposition insoutenable, la décision de brûler les baraquements et d’enfouir les dépouilles dans de vastes fosses creusées par les bulldozers [3] paraît totalement justifiée.
Mais fallait-il la montrer telle quelle, brute pour ainsi dire, dans le documentaire, au risque de troubler de jeunes esprits peu avertis, et même des adultes ignorants de la situation l’armée britannique était libératrice du nazisme et porteuse des valeurs de la civilisation contre ceux qui les bafouaient, et notamment dans la négation de la dignité humaine.
Or, le respect des morts constitue précisément un des fondements de la civilisation : la sépulture remonte aux origines de l’humanité ; il semble gênant de voir les libérateurs agir ainsi, sans explication dans le commentaire.
On sait qu’à Auschwitz les vieillards, les femmes et les enfants amenés par camions-bennes depuis les wagons jusqu’au « crématoire » étaient déversés vivants devant la porte, comme des ordures, pour ne citer que cet exemple.
La séquence montrant les femmes SS du camp contraintes de jeter dans les fosses, comme des déchets, les corps martyrisés évoque plutôt une ultime insulte à leur mémoire. Au contraire, la photo de civiles allemandes, portant des cercueils à Bergen-Belsen - photo peu connue, publiée témoigne du respect des morts dans ce qui fut une première étape, selon Jacques Grandcoin [4], avant que l’urgence n’impose une solution plus radicale.
II est utile de noter que les autorités américaines se sont trouvées confrontées à Dachau fin avril 1945 à une situation analogue. Des milliers de morts gisaient dans le camp, pour beaucoup victimes du typhus. II fut décidé de les enfouir au Leitenberg, à quelques kilomètres de là, dans de grandes fosses communes. Les paysans de Dachau furent forcés de les y conduire avec leur attelage pendant huit jours. On vit réapparaître après « les cercueils familiers et sympathiques où nous allions pouvoir ensevelir avec décence nos derniers morts », écrit Edmond Michelet [5].
Intéressant aussi de citer le remarquable film américain de science-fiction intitulé Soleil vert (Soylent green en anglais), qui montrait dans une rue de New York d’énormes bulldozers ramassant des manifestants « à la pelle », écho manifeste des images de Bergen-Belsen et de leur impact historique.
La nécessité d’expliquer : un préambule ?
Ces considérations, qui pourraient figurer brièvement dans un préambule (ou dans un texte distribué à l’entrée ou encore être développées en classe par le professeur) pour éclairer le spectateur, ne visent naturellement pas à réduire l’importance du film ni mettre en cause ses qualités exceptionnelles. Tous ceux et celles qui l’ont vu en resteront marqués : le raccourci saisissant de l’histoire de la montée du nazisme, le leitmotiv puissant des roues de locomotive symbolisant la machinerie inexorable du système concentrationnaire et du génocide, l’utilisation du noir et blanc opposé à la couleur actuelle, la haute tenue du texte de Jean Cayrol et ce moment épouvantable des bulldozers en action.
Comme ils se souviendront de l’avertissement final sur la nécessité de la vigilance contre toute résurgence du nazisme, y compris dans notre pays, reprenant la formule célèbre de Brecht sur « la bête immonde ».
Nuit et Brouillard demeurera le grand film sur la Déportation, ancré dans l’histoire, film-citoyen en quelque sorte, tourné vers l’avenir, au message déchirant, bouleversant, inoubliable.
Maurice CLING, Le Patriote Resistant, Février 2003, N° 760
En complément : "Nuit et Brouillard" en DVD
Aucun des films d’Alain Resnais ne suscite autant d’attente que l’édition en DVD de Nuit et Brouillard, dont Arte Vidéo annonce la parution le 18 mars 2003. Le film doit être accompagné de deux éléments : un considérable ensemble de documents sonores réunis par André Heinrich et Nicole Vuillaume, qui avaient été diffusés sur France-Culture en 1994, et un document de 60 pages. La qualité intrinsèque du film de Resnais (à partir du texte de Jean Cayrol) justifie cet intérêt. Le rôle qu’il a joué sans interruption et dans le monde entier, depuis sa sortie, en 1955, dans la pédagogie de l’histoire de la guerre et des camps, et ses démêlés avec la censure qui a cherché durant des décennies à masquer la collaboration des forces de l’ordre françaises à l’extermination nazie accroissent son importance. L’évolution de l’historiographie, le vaste travail de réflexion sur la place et les possibilités du cinéma déployé sous l’influence de Shoah, de Claude Lanzmann, les critiques dont Nuit et Brouillard a fait l’objet depuis rendent plus précieuse encore la possibilité de le revoir et de le diffuser largement, dans de bonnes conditions.
extrait du journal Le Monde, 05/02/2003, http://www.lemonde.fr/article/0,598...
Voir aussi, page suivante, les images et l’horreur, contribution au débat de Bruno Lapeyssonnie Les images et l’horreur