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samedi 8 février 2003 par
Bruno Lapeyssonnie
Il y eut une amorce de débat sur la pertinence de la projection de films comme Nuit et brouillard, Shoah ou La liste Schindler. J’aimerais apporter quelques éléments à cette réflexion.
Je ne suis pas historien, j’enseigne les SES et le cinéma en option cinéma-audiovisuel. La question du rapport à l’image, sa capacité à émouvoir, à faire ressentir (ici l’horreur, l’abjection, etc.), mais aussi à interroger, comme celle de sa "justesse" (même si je pense, comme Godard, "qu’il n’y a pas d’images justes, mais juste des images") tout cela me passionne.
Et je suis de ceux qui regrettent qu’un usage (raisonné) de "l’image" ne soit pas davantage ancré dans nos pratiques. Car, comme on emploie "entendre" au double sens de l’audition et de la compréhension, on doit pouvoir "comprendre en voyant". C’est en tout cas mon expérience du cinéma, documentaire ou de fiction.
Cela a commencé très tôt. "Enfant de l’après-guerre" (je suis né en 1949), j’ai vécu ce que rapporte Serge Daney dans le texte ci-dessous : certains de nos professeurs, essentiellement ceux d’Histoire, se sentant probablement "investis" de la mission de transmettre, de "passer" (Daney se définissait lui-même comme un "passeur", à l’image de Henri Agel, son professeur de lettres), nous mirent très tôt au contact des images de l’horreur. Je crois qu’on était en seconde, à l’époque, les programmes d’histoire n’abordaient l’Holocaute qu’en terminale, et encore. Je me souviens de Nuit et brouillard, mais aussi de deux expos photo, une sur les camps, l’autre sur Hiroshima.
Gravées à jamais, ces images m’ont construit. J’en sais gré à mes aînés. Peut-être aussi m’ont-ils aussi "passé" leur goût du passage... Il y a bien sûr l’argument du risque de la fascination pour l’abject, mais celle-ci a-t-elle besoin de telles occasions pour se nourrir ? Je crois donc qu’il faut montrer...
Bruno Lapeyssonnie
Lycée Saint Just, Lyon
Ce texte de Serge DANEY est paru dans le n° 4 de Trafic, automne 1992, PO.L., repris dans Persévérance, de Serge DANEY, P.O.L., 1994, P.O.L.
"Etre cinéphile, c’était simplement ingurgiter, parallèlement à celui du lycée, un autre programme scolaire, calqué sur le premier, avec les Cahiers jaunes comme fil rouge et quelques passeurs " adultes " qui, avec la discrétion des conspirateurs, nous signifiaient qu’il y avait bien là un monde à découvrir et peut-être rien moins que le monde à habiter. Henri Agel - professeur de lettres au lycée Voltaire fut un de ces passeurs singuliers. Pour s’éviter autant qu’à nous la corvée des cours de latin, il mettait aux voix le choix suivant : ou passer une heure sur un texte de Tite-Live ou voir des films. La classe, qui votait pour le cinéma, sortait régulièrement pensive et piégée du vétuste ciné-club. Par sadisme et sans doute parce qu’il en possédait les copies, Agel projetait des petits films propres à sérieusement déniaiser les adolescents. C’était Le Sang des bêtes de Franju et surtout, Nuit et brouillard de Resnais. C’était donc par le cinéma que je sus que la condition humaine et la boucherie industrielle n’étaient pas incompatibles et que le pire venait juste d’avoir lieu.
Je suppose aujourd’hui qu’Agel, pour qui Mal s’écrivait avec une majuscule, aimait guetter sur le visage des adolescents de la classe de seconde B les effets de cette singulière révélation, car c’en était une. Il devait y avoir une part de voyeurisme dans cette façon brutale de transmettre, par le cinéma, ce savoir macabre et imparable dont nous étions la première génération à hériter absolument. Chrétien guère prosélyte, militant plutôt élitaire, Agel montrait, lui aussi. II avait ce talent. Il montrait parce qu’il le fallait. Et parce que la culture cinématographique au lycée, pour laquelle il militait, passait aussi par ce tri silencieux entre ceux qui n’oublieraient plus Nuit et brouillard et les autres. Je ne faisais pas partie des " autres ".
Une fois, deux fois, trois fois, selon les caprices d’Agel et les cours de latin sacrifiés, je regardai les célèbres empilements de cadavres, les cheveux, les lunettes et les dents. J’entendis le commentaire désolé de Jean Cayrol dans la voix de Michel Bouquet et la musique de Hanns Eisler qui semblait s’en vouloir d’exister. Etrange baptême des images : comprendre en même temps que les camps étaient vrais et que le film était juste. Et que le cinéma - lui seul ? - était capable de camper aux limites d’une humanité dénaturée. Je sentais que les distances mises par Resnais entre le sujet filmé, le sujet filmant et le sujet spectateur étaient, en 1959 comme en 1955, les seules possibles. Nuit et brouillard, un " beau " film ? Non, un film juste. C’est Kapo* qui voulait être un beau film et qui ne l’était pas. Et c’est moi qui ne ferais jamais bien la différence entre le juste et le beau. D’où l’ennui, pas même " distingué ", qui fut toujours le mien devant les belles images.
(...) Les corps de Nuit et brouillard et, deux ans plus tard, ceux des premiers plans d’Hiroshima mon amour sont de ces " choses " qui m’ont regardé plus que je ne les ai vues.
(...) Maintenant que cette histoire est bouclée et que j’ai eu plus que ma part du " rien " qu’il y avait à voir à Hiroshima, je me pose fatalement la question : pouvait-il en être autrement ? Y avait-il, face aux camps, une autre justesse possible que celle de l’anti-spectacle de Nuit et brouillard ? Une amie évoquait récemment le documentaire de George Stevens**, réalisé à la fin de la guerre, enterré, exhumé, puis récemment montré à la télévision française. Premier film qui ait enregistré l’ouverture des camps en couleurs et que ses couleurs mêmes font basculer - sans abjection aucune - dans l’art. Pourquoi ? La différence entre les couleurs et le noir et blanc ? Entre l’Amérique et l’Europe ? Entre Stevens et Resnais ? Ce qui est magnifique dans le film de Stevens, c’est qu’il s’agit encore d’un récit de voyage : la progression au quotidien d’un petit groupe de soldats filmeurs et de cinéastes flâneurs à travers l’Europe détruite, de Saint-Lô rasé à Auschwitz que nul n’a prévu et qui bouleverse l’équipe. Et puis, me dit mon amie, les empilements de cadavres y ont une beauté étrange qui fait penser à la grande peinture de ce siècle. Comme toujours, Sylvie P. avait raison.
Ce que je comprends aujourd’hui, c’est que la beauté du film de Stevens est moins le fait de la justesse de la distance trouvée que de l’innocence du regard porté. La justesse est le fardeau de celui qui vient " après " ; l’innocence, la grâce terrible accordée au premier venu. Au premier qui exécute simplement les gestes du cinéma. Il me faudrait le milieu des années soixante-dix pour reconnaître dans le Salô de Pasolini ou même le Hitler de Syberberg l’autre sens du mot " innocent ". Moins le non-coupable que celui qui, filmant le Mal, ne pense pas à mal. En 1959, j’étais déjà pris, petit juste raidi dans sa découverte, dans le partage de la culpabilité de tous. Mais en 1945, il suffisait peut-être d’être américain et d’assister, comme George Stevens ou le caporal Samuel Fuller à Falkenau***, à l’ouverture des vraies portes de la nuit, caméra à la main. Il fallait être américain - c’est-à-dire croire à l’innocence foncière du spectacle pour faire défiler la population allemande devant les tombes ouvertes, pour lui montrer ce à côté de quoi elle avait vécu, si bien et si mal. Il fallait que ce soit dix ans avant que Resnais ne se mette à sa table de montage et quinze ans avant que Pontecorvo n’y ajoute ce petit mouvement de trop qui nous révolta, Rivette et moi. La nécrophilie était donc le prix de ce " retard " et la doublure érotique du regard " juste ", celui de l’Europe coupable, celui de Resnais : et par voie de conséquence, le mien.
C’est pourquoi le spectateur que je fus devant Nuit et brouillard et le cinéaste qui, avec ce film, tenta de montrer l’irreprésentable, étaient liés par une symétrie complice. Soit c’est le spectateur qui soudain " manque à sa place " et s’arrête alors que le film, lui, continue. Soit c’est le film qui, au lieu de " continuer " , se replie sur lui-même et sur une " image " provisoirement définitive qui permette au sujet-spectateur de continuer à croire au cinéma et au sujet-citoyen à vivre sa vie.
notes :
* Kapo, film sur les camps de concentration, tourné en 1960 par l’Italien de gauche Gillo Pontecorvo, ne fit pas date dans l’histoire du cinéma, sauf par la critique qu’en fit Jacques Rivette en juin 1961 dans les Cahiers du cinéma (" De l’abjection ").
** Les camps de concentration nazis, George STEVENS, John FORD, 1945, 60’
***Falkenau de Samuel FULLER
Ce texte qui suit est d’Henri AGEL, extrait de Miroir de l’insolite dans le cinéma français
Jamais peut-être autant que dans Nuit et Brouillard, le cinéma n’a révélé que, par sa nature même, il était susceptible de hausser au tragique et, dans le cas présent, à l’irrespirable, les spectacles ou les objets les plus insignifiants en apparence. Le départ d’un train le long d’un quai où stationnent quelques officiers nazis revêt, indépendamment du commentaire, un aspect de cauchemar plus aigu que les visions dont s’accompagnent ordinairement la fièvre et la maladie. Sans doute ici le fait que ces vues soient privées de leur élément sonore rend plus intense cette sensation. Dès le début, et de par le rythme même du film - une engourdissante lenteur - nous sommes entrés dans le cauchemar. Jean Cayrol peut dire que " le camp est une autre planète ". Le propos d’Alain Resnais et de son équipe semble avoir été d’abord de nous faire pénétrer en pleine épaisseur de l’impensable, ensuite de nous habituer peu à peu à cet impensable, de le rendre en quelque sorte viable, naturel, familier. Au moment où nous prenons conscience du fait que nous avons assimilé cette horreur, notre nausée est encore plus forte : c’est là que les auteurs ont voulu nous amener. Nous faire accomplir le processus d’accoutumance qui a été celui de toute l’Europe - qui, dix ans après, s’est si bien habituée à cette réalité qu’elle peut l’évoquer sans explosion de douleur ou de révolte et, ensuite, nous faire mesurer Avec honte que nous avons pu intégrer cela dans notre univers mental. À la limite, ce film est fait pour ne pas être vu : nous devrions ne pas supporter de le voir. Le seul fait de rester assis et de voir défiler ces images est déjà un symptôme de complicité. La décharge d’insolite qui vient de ces images devrait nous brûler à tel point le regard que nous ne puissions demeurer immobile dans notre fauteuil.
Chaque plan est choisi, lié au précédent, intégré dans l’ensemble, pour accentuer cette sensation d’intolérable, mais à force d’effacement et de linéarité. On peut trouver encore une sorte d’atroce beauté dans Les Horreurs de la guerre ou même dans les films de Franju. Mais ici nous sommes aux antipodes de la tradition cinématographique de l’horreur. Nuit et Brouillard est en un sens l’anti-Chien andalou. C’est la rhétorique de Bunuel et du surréalisme qui manie l’agressif et le scandaleux. Ici, au contraire, c’est en écartant, par une sorte d’évanouissement apparent de la subjectivité, tout expressionnisme de l’horrible, que le film rend la réalité agressive et scandaleuse.
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