J’habitais, à l’époque du bombardement de Saint-Etienne à proximité du quartier de Tardy, rue Claude Le Marguet.
J’étais l’ainée d’une famille de 3 enfants. j’avais 6 ans et demi, mon frère Jo 5 ans, et Tony 3 ans.
Les deux autres, Alain et André, sont nés quelques années plus tard.
Le jour du bombardement, mon père n’était pas à la maison, il était sur son lieu de travail, au puits Couriot : il était mineur de fond. Mon grand-père était absent, il travaillait également à la mine, mais à l’extérieur.
Mes grand-parents habitaient le même immeuble au 2e étage et nous au 3e.
Ce jour là, nous n’étions pas à l’école, pour une raison liée à la guerre ou tout simplement un pressentiment de ma mère.
L’école de Tardy était située le long de la voie de chemin de fer, ce qui représentait, hélas, un point stratégique important pour les bombardiers américains.
Par cette belle journée ensoleillée, ma mère nous avait envoyés chercher du lait à l’épicerie Cheyne, rue Denis Epitalon, à une distance d’un bon km de la maison. Au cours du trajet, nous n’étions pas gênés par les voitures, plutôt rares à cette époque. On marchait tranquillement, sans se presser, sous un soleil radieux.
Nous voilà partis tous les trois, l’un portant la biche (pas celle aux abois). C’est un terme stéphanois qui signifie pot-à-lait, sorte de bocal métallique avec un couvercle. A cette époque le lait se vendait au détail chez l’épicier. L’ambiance de la rue nous incitait à des pauses fréquentes. Quelques voisins étaient dehors discutant entre eux, ce qui donnait un petit air champêtre à notre quartier, entouré de jardins.
Cette journée du 26 mai 1944, s’annonçait sous les meilleurs auspices, le ciel était d’un bleu lumineux, sans le moindre nuage..... Subitement, je lève la tête et je découvre un spectacle céleste, plutôt surprenant : une multitude de points brillants dans le ciel. Je m’arrête, mes frères en font autant et nous restons immobiles, fascinés par le spectacle qui se déroule au-dessus de nos têtes et qui nous laisse muets d’étonnement.
Le plus jeune sort de sa contemplation :
« Comme c’est joli toutes ces étoiles dans le ciel, pourquoi y en a beaucoup »
On ne bouge toujours pas, ..... le lait n’est pas encore dans la « biche », il a le temps de tourner.
« Les étoiles » deviennent de plus en plus nombreuses, quelle générosité du ciel, on n’en perdait pas une miette.
A notre grande surprise, une voix bien connue nous ramène brutalement sur terre, à la réalité, .... C’était la voix de notre grand-mère.
Nous étions si bien au milieu des étoiles, pourquoi vient-elle nous enlever à notre contemplation, quelle drôle d’idée ! ....
Elle arrive en courant, l’air égaré, elle semblait très énervée. On avait l’impression d’avoir fait une grosse bêtise. Elle disait sans arrêt « marchez vite, encore plus vite , » sans autre explication.
Elle prend Tony dans ses bras et nous entraîne, d’un pas rapide, en direction de la maison...Nous voilà presque arrrivés. Elle se met subitement à courir nous ordonnant d’en faire autant. On obéit, sans dire un mot.
Nous avions beaucoup de mal à la suivre. Enfin , nous apercevons la maison, on va se reposer en arrivant, on l’a bien mérité. Elle nous mène la vie dure la mémée, elle ne se rend pas compte qu’on a des petites jambes.
On ne risquait pas de « tailler la bavette » avec les voisins, la rue était étrangement déserte, mais où étaient-ils passés ? Nous étions toujours dans un état d’esprit de grande insouciance, et, subitement, la triste réalité nous attendait au coin de la rue, à la porte d’entrée de la maison.
Un phénomène étrange survient très rapidement....la nuit commençait à tomber, alors que le soleil brillait et que le ciel était si bleu quelques minutes avant.
La grand-mère pose Tony à terre. Nous sommes enfin arrivés devant l’immeuble. La porte s’ouvre immédiatement. Ma mère et les voisins, très inquiets, entassés derrière la porte, devaient nous guetter.
Il était temps d’arriver au logis, la nuit était complètement tombée, on ne voyait plus rien, il faisait très sombre.
A l’intérieur, pas de lumière, on ne reconnaissait personne. Je n’ai aucun souvenir des retrouvailles avec ma mère et les voisins. Je me souviens que nous étions dans le noir complet, très serrés, et qu’il y avait beaucoup de bruit à l’extérieur. J’ai l’impression que les bombes ont commencé à tomber dans le quartier, dès notre arrivée. Nous étions les derniers et je me trouvais près de la porte.
J’ai aussitôt ressenti une grande panique et j’ai été saisie de tremblements très forts. Je me souviens parfaitement de mon état d’esprit à ce moment-là : J’étais persuadée qu’une bombe allait tomber sur la maison et que nous allions tous mourir écrasés. Je n’ai pas pensé aux autres, j’ai voulu sauver ma vie. J’ai réagi très rapidement, sans laisser à mes proches la possibilité d’intervenir. J’ai ouvert la porte d’entrée, très doucement, et je me suis glissée dehors. ....Quelle imprudence !
J’ai marché au hasard. Malgré la nuit profonde, j’ai aperçu un cheval couché, puis un second. Les pauvres chevaux ont dû être fauchés, en pleine livraison de charbon. Certainement une livraison chez un voisin. A cette époque, les livraisons de charbon des Houillères de la Loire étaient effectuées par des chevaux. Par contre, je ne me souviens pas de la charrette ni de l’homme qui menait les chevaux. Que sont-ils devenus ?
Je marchais difficilement car je rencontrais pas mal d’obstacles et je ne voyais rien. Tout à coup, j’entends une voie féminine qui m’interpelle :
« Ma petite fille viens près de moi ». Un vrai miracle, j’avais reconnu la voix de ma voisine de palier, Madame Deléage. Je n’avais plus de voix, j’étais terrorisée, incapable de prononcer une parole. En m’approchant, j’avais remarqué que ma voisine avait une blessure au pied. (Tony qui n’avait que 3 ans s’en rappelle très bien, d’après ses souvenirs, elle était blessée au talon) . J’ai suivi le conseil de Madame Deléage et je me suis étendue près d’elle.
Combien de temps cela a duré, je n’en ai aucune idée. Au bout d’un certain temps - un quart d’heure, peut-être une heure, ou deux ?, la notion du temps avait complètement disparu - le jour est enfin revenu.
Lorsque les ténèbres ont laissé place à la lumière, j’ai découvert un champ de ruines. Un changement de décor épouvantable, un vrai spectacle d’horreurs se révélait à mes yeux. Je ne reconnaissais plus rien. J’avais l’impression d’avoir changé de planète et de me retrouver en enfer : A la place des immeubles, des pans de murs qui semblaient bien fragiles. On aperçevait les papiers peints et les peintures, des tas de gravats dans les rues, des trous énormes qui ressemblaient à des cratères. Les vitres des fenêtres étaient tombées ainsi que les plâtres des plafonds. Ceci est la partie matérielle, c’est terrible, mais aucune comparaison avec les pertes humaines et les gens gravement blessés.
J’avais une blessure à la tête, certainement causée pas les vitres tombées des étages supérieurs. Par contre, je ne me souviens pas en avoir souffert. Aucun souvenir non plus des soins immédiats que l’on m’a prodigués. Un détail surprenant m’a marquée que je peux décrire, avec précision : je me souviens des vêtements que je portais, ce jour là : un manteau vert, orné d’un col blanc, et ce col taché de sang.
Quant à ma voisine, plus aucun souvenir, à partir du moment où le jour est revenu. Nous avons retrouvé nos familles respectives qui étaient à proximité, à seulement quelques mètres, derrière la porte d’entrée.
Les retrouvailles, avec ma famille et les voisins, ne m’ont laissé aucun souvenir. Cet évènement a complètement disparu de ma mémoire. J’ai appris beaucoup plus tard, par un voisin, que ma mère a voulu se précipiter dehors pour aller me récupérer, lorsqu’elle s’est aperçue de mon absence. Les voisins l’ont maîtrisée, pour l’empêcher de sortir.
Quand le bombardement s’est arrêté, nous sommes tous montés à travers les jardins, en direction de la Cotonne qui était une colline très verdoyante à l’époque, dominant la ville, au-dessus d’une voie ferrée ( dont l’usage était consacré uniquement au transport de charbon d’un puits de mine à un autre) . Je revois des prés à perte de vue. C’était l’endroit idéal pour faire de la luge en hiver. Nous avions la campagne au bord de la ville.
Je suppose que des instructions avaient été données, par mesure de sécurité, pour nous inciter à fuir notre lieu d’habitation, jugé dangereusement exposé. Nous devions former un triste cortège.
Nous avons fait une petite halte, accompagnés de quelques voisins, dans le jardin de l’un d’eux : Monsieur Mottès. Il y avait un petit champ de blé. Nous nous y sommes tous assis. Des voisins prévoyants, qui avaient eu la bonne idée de s’équiper de trousses médicales, se sont transformés en infirmiers afin de soigner, provisoirement, les blessés « légers ».
Un événement dramatique, se déroulant dans le petit champ de blé, est resté gravé dans ma mémoire, à jamais : Madame Sabatier, une voisine qui habitait dans notre immeuble, tenait son fils dans ses bras : Il était inanimé. Elle croyait certainement qu’il était simplement évanoui. Avec des gestes très doux et beaucoup de patience, elle essayait de lui faire avaler de l’alcool de menthe, afin qu’il reprenne des forces. Malheureusement, le petit Henri était gravement blessé et nous avons appris quelques jours plus tard qu’il était décédé.
D’autres enfants du quartier sont morts sous les bombes. Je me souviens de la famille Vigouroux qui a perdu, il me semble, plusieurs enfants.
La maman et la petite soeur d’une camarade de classe, Marie-Louise, sont mortes écrasées par une bombe tombée sur leur maison, alors que la fillette était à l’école. C’était la maison de l’épicerie Fleury, rue Joseph Vergnette, tout près de notre rue Claude Le Marguet.
Des amis de mes grand-parents, Mr et Mme Giuliano, ont perdu plusieurs membres de leur famille : une fille et un petit fils.
Hélas, la liste est loin d’être terminée. Il n’y a pas de raisons valables justifiant la guerrre. Des innocents ont payé de leur vie la barbarie, l’inconscience et surtout la bêtise humaine.
J’imagine que mes compagnons d’infortune de l’école de Tardy ont subi, comme moi, les conséquences psychologiques de cette terrible journée. D’après mes parents, je criais très fort la nuit et cela a duré plusieurs mois. Je ne supportais pas d’être seule dans mon lit. Il fallait
absolument que ma mère me tienne la main.
D’autre part, j’avais très peur des sirènes et des avions. Dès que j’entendais l’affreux hurlement des sirènes et le bruit des avions, j’étais terrorisée. Je courais me cacher n’importe où, à l’endroit le plus proche. Ces bruits étaient pour moi insupportables. Ce comportement qui traduisait une profonde angoisse a duré plusieurs années. Je ne me souviens pas avoir été soignée pour ces symptômes.. J’ai souffert longtemps d’insomnies et le médecin des mines me prescrivait du gardénal, mais beaucoup plus tard, autour de 13 ou 14 ans.
Plus de 60 ans ont passé . Les hommes ont fait beaucoup de progrès sur le plan scientifique, technique etc... Je me souviens de la première fois où je suis allée en Italie, en 1950, avec mes parents. C’était réellement le parcours du combattant, près de 2 jours de voyage pour faire Saint-Etienne-Minturno (à 70 km au-dessus de Naples). C’était au mois d’août, en pleine chaleur, dans des conditions très difficiles. Avec le TGV actuellement, c’est extraordinaire : Paris/Marseille en 3 h.
La rapidité des voyages en avion, l’informatique, le téléphone, les appareils ménagers,la voiture, tout s’est banalisé. Les progrès de la médecine, de la chirurgie et ......tutti quanti, c’est magnifique. C’est le domaine de l’intelligence de l’esprit. Quant à l’intelligence du coeur, elle n’a pas évolué : toujours des guerres.
L’orgueil, la barbarie, l’avidité du pouvoir n’ont pas disparu . Espèrons que les générations futures seront meilleures et que les erreurs de leurs aînés leur serviront d’expérience. Il faut bien garder une petite lueur d’espoir.
Témoignage d’Aline Rossillon