Mon arrestation en mars 1944 mettait fin à l’activité résistante et la clandestinité. L’enfer de la déportation allait commencer.
La prison
Je ne m’étendrai pas sur les interrogatoires subis au siège de la Gestapo à Lyon, l’ancienne école de santé militaire, enfermé dans les caves de ce bâtiment jusqu’au transfert au fort Montluc. Le séjour dans cette prison fut très dur, mais je ne restais qu’un mois ayant eu le temps, déjà, de bien maigrir, et, d’être assez affaibli pour la suite à venir. J’ai eu aussi le temps de voir des résistants emprisonnés, et, appelés pour être fusillés.
Vers Compiègne
Je pars du fort Montluc le 1er mai 1944 et je suis embarqué dans des wagons aux fenêtres grillagées. Nous sommes enchaînés deux par deux et le couloir est gardé par un soldat en arme. A Paris, nous sommes transportés en camion jusqu’à Compiègne, au camp de Royaldieu où nous resterons jusqu’au 10 mai, date de notre départ pour l’Allemagne. La nourriture n’est pas fameuse, mais cela n’est rien à côté de ce qui nous attend.
Départ pour l’Allemagne
Ce 10 mai, nous partons en colonne et à pied, jusqu’à la gare de Compiègne, entre une haie de SS prêts à tirer, au moindre geste. Nous ne connaissons pas notre destination.
Là un train de marchandises vide nous attend. Nous sommes entassés à 120 hommes dans des wagons fermés et cadenassés pour un voyage de quatre jours. Un tonneau vide, au milieu du wagon, sert de toilettes ; mais rapidement, il déborde et nous piétinons dans l’urine et les excréments.
Au départ de Compiègne il nous a été distribué une boule de pain et une saucisse très salée, pratiquement immangeable que quelques-uns, plus éclairés que d’autres, nous recommandent de ne pas toucher car nous n’avons pas d’eau pour nous désaltérer.
Il fait une chaleur torride, et les trains stationnent souvent et longtemps sur des voies de garage. De fréquents coups de freins nous tassent les uns sur les autres. Ceci fait parti du scénario qui vise à nous détruire. Si des détenus essaient de s’échapper, un SS, en arme installé dans la dunette, donne l’alerte. Le train stoppe immédiatement. Les détenus sont repris et massacrés au pied de notre wagon. Nous sommes atterrés, mais ne pouvons rien.
L’arrivée
Quand les portes de notre wagon s’ouvrent, il ne reste plus que quelques hommes debout. On compte une dizaine de morts, la moitié de fous presque tous gisants par terre par suite d’asphyxie et de soif.. Nous sommes "accueillis"’ par une haie de SS et délogés des wagons par des chiens. Un camarade de mon réseau, déporté en même temps que moi, sort du wagon, en chantant la Marseillaise. Il a perdu la raison. Je dois le bâillonner pour qu’il ne soit pas abattu. Nous sommes nus comme des vers ; je retourne au wagon chercher quelques vêtements pour nous deux, je me fais rouer de coups. Nous titubons comme des hommes saouls. Les SS nous font mettre en rang et la colonne se met en marche pour entrer dans le camp.
Buchenwald : premières visions
Lors de notre arrivée, le 14 mai 1944, il a neigé sur Buchenwald. L’alignement des baraques nous impressionne. Le camp est entouré d’une double haie de barbelés électrifiés, surveillé par des miradors armés de mitrailleuses et fortement éclairé la nuit par des projecteurs.
A l’intérieur du camp, des déportés ont disposé des bacs d’eau et essayent de reconnaître, éventuellement, des camarades de résistance. Je plonge la tête dans le bac pour boire, ne craignant plus la noyade, comme à l’interrogatoire de la Gestapo.
Nous sommes dirigés vers un bâtiment pouvant fonctionner en douche ou en chambre à gaz, les ouvertures se fermant hermétiquement, si nécessaire. Pour nous, c’est la douche. Nous sommes dévêtus, rasés des pieds à la tête, et désinfectés dans un grand réservoir plein de grésil où nous sommes précipités. Aimant la plongée sous-marine, de moi-même, je saute les yeux ouverts. Je sors du bain ne voyant plus clair, et suis dirigé vers la porte du camp.
Nous n’avons plus de nom
Ensuite, nous passons dans un autre bâtiment, on nous habille de la tenue rayée, on nous donne un numéro matricule que nous devrons apprendre en allemand. Dorénavant, nous n’avons plus de nom. Un triangle, de couleur différente selon notre catégorie, est cousu sur la veste avec le matricule. J’hérite d’un pantalon aux jambes trop courtes et au tour de taille trop grand. J’aurai cette tenue jusqu’à la libération.
Nous sommes mis en quarantaine sous de grandes toiles de tentes. Impossible de se coucher pour dormir. Nous devons, pour tous tenir à l’intérieur, être assis et dormir appuyé sur le dos de celui qui est entre vos jambes. Nous sommes environ 400 par tente, et il y en a quatre.
Pendant cette période nous sommes soumis à une quinzaine de piqûres, soit disant pour empêcher la maladie. Quelle maladie ? nous ne le saurons jamais. Personnellement n’ayant aucune confiance dans ce genre de soins, je me soustrais pratiquement à toutes ces piqûres. Je ne serais pas plus malade pour autant.
Sur le plan nourriture, et pour la journée, on nous distribue, le matin, un genre de café fait avec de l’orge grillée, une tranche de pain noir 10x10 au carré, épaisse d’un doigt, fait avec je ne sais quelle farine, un morceau de margarine synthétique de 15 à 20 grammes, fabriqué à partir de la houille. Le soir une soupe ; si l’on peut appeler cela une soupe, faite de quelques légumes, surtout des rutabagas flottant dans de l’eau. De temps en temps, distribution de petits poissons, conservés dans un vinaigre très acide, beaucoup d’entre nous ne peuvent les manger. Dans ce camp de quarantaine nous sommes soumis aux appels, à quelques corvées et réveillés, le matin à 4 heures.
Nous serons ensuite affectés dans le grand camp, fait de bâtiments en dur, appelés blocs.
Au bloc 48
Je suis au bloc 48. Face à nous, un bloc entouré de barbelés, ou ont lieu des expériences sur les déportés. Lesquelles ? nous ne le savons pas. Nous couchons dans des lits superposés, en planches, appelés châlits, ils sont assez étroits, et nous sommes deux par châlits. La paillasse est inexistante et les poux nous dévorent. Nous disposons d’une couverture chacun, en couchant dos à dos, nous doublons notre couverture, et nous avons moins froid.
L’appel
Le réveil a lieu à 4 heures du matin, suivi d’un appel sur la place du camp. Là, les déportés sont alignés par bloc et par cinq. Nous sommes au moins 20 000 sur cette place, surveillés par les miradors avec les mitrailleuses prêtes à tirer. Les déportés des convois précédents sont déjà affectés à des commandos de travail. L’appel dure pour prendre le travail à 7 heures. Pendant ce temps un orchestre, en tenue rouge et or, comme dans les cirques, joue de la musique. Pendant cet appel, nous devons rester au garde à vous debout, par tous les temps, et nous sommes comptés. Chaque déporté rejoint son commando, et c’est en rang par cinq qu’il quitte le camp.
La carrière
Je suis affecté à la carrière de pierres qui se trouve à environ 1 km du camp. Là nous cassons des cailloux pendant 12 heures sous la surveillance des SS et des "kapos". Il n’est pas possible de se relever un instant pour se détendre : les kapos frappent alors. Il est interdit de parler. Quant à ’eau qui suinte de la terre et que nous tentons de récupérer avec de vieilles boites de conserve parce que nous avons soif, les "kapos " la vident, quand ils la trouvent
Un grand plan incliné mène à la carrière qui se situe à une vingtaine de mètres en contrebas. Parfois nous sommes alignés en haut.Si l’alignement est jugé insuffisant, les "kapos " font reculer les rangs. Le dernier rang tombe dans la carrière. Nous devons ramasser les morts et les blessés. Ils seront ramenés au camp, le soir, sur un chariot.
A la carrière, un plan incliné est équipé de rails pour wagonnets. Les déportés sont attelés dans les brancards et remontent les wagonnets chargés de blocs de pierre. La moindre défaillance est punie de coups. Nous ne devons pas dépasse les limites de la carrière, même de quelques centimètres, sinon il y a tentative d’évasion, et les SS nous tirent dessus. Souvent, pour s’amuser, les "kapos" jettent notre béret en dehors de ces limites.
Le soir nous revenons au camp. La route longe des casernements SS. Fréquemment, ces SS se mettent de chaque côté de la route et frappent les déportés. Un sur deux est touché, cela représente le temps de faire le geste. La chance est d’être le second.
Nous passons la porte du camp, toujours avec l’orchestre et rentrons sur la place pour l’appel qui peut durer plusieurs heures, suivant l’humeur du commandant et des SS. Il n’y a plus d’horaire, ce temps d’appel est pris sur notre sommeil. Lorsque nous pouvons enfin nous reposer, il n’est pas rare que les "kapos " inventent des fouilles, à tout instant. Nous vivons sur nos nerfs. Il peut se produire un incident, à tout moment.
Des sélections sont faites pour envoyer des déportés dans des commandos. Un jour, je suis appelé pour le commando "Julius ". Je pars du camp le 14 juillet 1944. La vie est à peu près la même que dans le grand camp.
La longue marche
Lorsque vient la débâcle de l’Allemagne, notre commando est évacué le 11 Avril 1945. Après une marche forcée d’environ 1000 km à travers l’Allemagne, louvoyant entre l’avance russe et celle de l’armée américaine, nous sommes dirigés vers la Baltique. Notre nourriture durant toute cette évacuation : une demi boule de pain et des rutabagas crus. Les derniers de la colonne n’avaient même plus un brin d’herbe à manger. La Baltique devait être notre ultime destination. Là, nous devions être exterminés par la noyade, comme les 10 000 déportés morts à Lubeck. Nous avons eu plus de chance : les survivants de notre marche ont été libérés par les Américains le 8 Mai 1945.
témoignage de Jean Nallit