Le 26 mai 1 944 j’avais onze ans et j’étais dans la classe de Melle Bancillon à l’ école de Tardy.
Comme beaucoup d’ enfants pendant la guerre j’avais des poux, vers 9 h et demi une mère de
famille est venue voir mon institutrice pour se plaindre car j’avais donné des poux à sa fille. J’étais humiliée car j’allais, moi une bonne élève, être mise en quarantaine au fond de la classe.
Ces deux dames parlaient dans le couloir lorsque, tout à coup, la sirène retentit. L’ alerte ! Il fallait descendre dans les caves.
J’étais heureuse de cette diversion car, ainsi, j’allais échapper pour un moment à la honte devant mes camarades.
A la cave, Melle Bancillon m’ a regardée d’ un air triste mais ne m’a rien dit à ce sujet,
l’heure était trop grave. Puis on m’a appelée, ma mère était venue me chercher car j’habitais
en face de l’ école, 19 rue Tardy. La peur régnait, nous savions qu’il y avait des risques, Lyon avait été bombardé la veille.
Un groupe de voisins du n° 21 nous a appelées, dont Mr Sagne, pour que nous restions avec
eux, ma mère a refusé ( malheureusement ils ont été tués ). Nous habitions au rez de chaussée, nous nous sommes mises debout devant un mur porteur de la cuisine, c’ était le plus sûr, effectivement ce le fut.
En quelques secondes les bombardiers sont arrivés et, dans un fracas épouvantable j’ai vu les maisons d’en face tomber comme des châteaux de cartes dans une poussière et un bruit indescriptibles. Deux étages de notre maison se sont effondrés au-dessus de nous.
Comme j’allais au catéchisme, je me suis mise à hurler :
« Je vous salue Marie pleine de grâce, le Seigneur est avec vous... » .
Ma mère a toujours soutenu que si nous avons eu la vie sauve c’est parce que j’avais récité
ma prière.
Nous étions blessées mais rien de grave et, miraculeusement, nous avons pu sortir de là,
hébétées, choquées, traumatisées, émergeant d’ une montagne de décombres, entendant des
gémissements, des cris de partout.
Nous sommes parties au milieu de ces ruines et, rue Daguerre, Mr Pessin nous a dit :
« Couchez-vous, couchez-vous ! » car une nouvelle vague de bombardiers- sans doute la
3 ème - passait au-dessus de nos têtes, minuscules points étincelants dans un ciel si bleu.
Cette fois j’ai cru que nous allions mourir mais non, c’était fini, comme des somnambules
nous avons atterri dans les caves de la maison « sans escaliers » à Bizillon, là j’ai retrouvé mon institutrice d’école maternelle, que j’adorais, Mme Mosnier.
Nous étions sales, couvertes d’hématomes, noires de poussière. Nous inspirions la
compassion car nous sortions de l’enfer mais il y eut beaucoup de réconfort. Ainsi le patron
du café du coin est venu, nous a fait boire à la bouteille une gorgée de rhum, il en a versé sur nos blessures et nous a donné de l’ argent.
Nous sommes allées chez des amis sur la route de Planfoy, nous étions muettes, en état de
choc car nous venions de vivre un cauchemar, une sorte de fin du monde.
Mon père, ouvrier à la « Manu » et mon frère, qui travaillait à la mine pour échapper au S.T.O. , sont rentrés et ont cherché sous les décombres, pensant que nous nous trouvions
dessous. Mon père a toujours dit :
« Mais comment avez-vous fait pour sortir de là ? »
Dans l’après-midi, je suis revenue avec l’ami de mes parents à l’école St Louis, Centre
d’accueil pour les sinistrés et là, ô bonheur, j’ai retrouvé mon père et mon frère, je me suis
jetée dans leurs bras, tout le monde pleurait.
Je me souviens d’une jeune fille, Melle Axyotis, qui habitait rue A.Colombet et qui,
généreusement, aidait et réconfortait. Très inquiète, elle n’avait pas de nouvelle de son frère mais espérait quand même. Malheureusement, ce jeune homme a été découvert mort trois jours après sur le toit de la chocolaterie Esclatine-Gautier.
Tous les jours, nous sommes revenus avec les voisins fouiller dans les décombres pour y
récupérer quelques affaires mais il ne restait rien, nous avions tout perdu.
A quelques mètres de notre maison, une bombe n’avait pas explosé, j’ai vu deux prisonniers,
sous le regard de la police, qui, avec d’ infinies précautions et la peur au ventre,
désamorçaient la bombe. Ces prisonniers bénéficiaient de remise de peine quand ils
effectuaient ce travail très périlleux, dont personne ne voulait.
J’étais dans une grande souffrance car j’avais appris la mort de mes camarades de l’ école, des huit instituteurs, de nombreux voisins. C’est dur à onze ans, il existe maintenant des cellules psychologiques pour aider les victimes, nous en aurions eu bien besoin.
Pendant des années, je n’ ai pas supporté le bruit des avions, ayant des crises d’angoisse
épouvantables. J’ai détesté les Américains- nos alliés - qui étaient venus tuer des innocents.
Tous les matins, des jeunes soldats allemands - de plus en plus jeunes au fil des mois, seize
ou dix sept ans pas plus à la fin - défilaient devant ma maison en chantant :« Alli Allo »Pourquoi étaient-ce eux nos ennemis ?
C’est là que j’ai compris l’absurdité des guerres, ces boucheries qui propagent malheur et désolation, j’ai été marquée à jamais par le bombardement de St Etienne et lorsque je vois que ça continue partout dans le monde, que la violence et la haine montent en puissance, je me dis : « qu’est devenu le message : Aimez-vous les uns les autres ? »
Aujourd’hui, j’habite la Seine et Marne, je suis enseignante retraitée, je remercie tous mes camarades qui organisent les cérémonies de commémoration. Il faut que la jeunesse sache
ce que nous avons vécu pour que nul n’oublie...alors peut-être, un jour enfin... « plus jamais ça ».
Témoignage de Denise ABEL , recueilli par Marc Swanson © 2005