EDOUARD BONTOUX . 1912 - 1953
Dès décembre 1940, Edouard Bontoux est membre de Franc-Tireur, puis le premier chef de la Résistance régionale P.T.T. Il a participé à plusieurs attentats. Seul, il a fait sauter le siège du P.P.F. à Lyon.
Arrêté, sur délation, le 19.10.1943, au cours d’une réunion d’état-major de l’Armée Secrète, il est torturé à plusieurs reprises au Fort Montluc et à l’Ecole de Santé Militaire par des français. Il ne livra aucune des nombreuses informations qu’il détenait.
Il est déporté à Compiègne - Buchenwald - Dora.
Intelligent (supérieurement doué dans les sciences physiques), généreux, fraternel, mon père était né humaniste. Sa foi en l’homme n’avait jamais imaginé l’envers de la civilisation, la barbarie.
Les tortures et les camps de concentration provoquèrent l’effondrement de sa haute conception de l’homme et du monde.
A son retour de déportation il confia en de rares moments :
- Je ne comprends pas cette volonté de détruire par l’humiliation et la persécution la part d’humanité qui constitue chaque individu. Pourquoi humilier et persécuter avant de tuer ?
Je cherche en vain les mots pour caractériser cette folie.
L’humanisme ne peut rien contre la barbarie... contre le mal.
Cette dernière conviction s’amplifia jusqu’à sa mort. Cette guerre fracassa son idéal d’humanisme de jeunesse. Au plan philosophique, les nazis et les Français qui l’ont torturé ont gagné.
De 1945 à sa mort en 1953 , mon père considéra la vie politique et les idéologies avec la plus grande circonspection. Plus jamais il ne fut responsable d’un projet à la hauteur de l’organisation qu’il avait su créer et mettre en ouvre pendant la guerre.
Dans une totale discrétion, il apporta chaleur et aide matérielle à de nombreuses personnes dans le besoin, plus particulièrement aux personnes âgées.
La barbarie n’a jamais altéré sa générosité et son sens de la fraternité.
Cinq ou six jours avant sa mort tragique imprévisible, nous traversions tous les deux le Pont de l’Université - entre Le Central Télégraphique (où il réalisa des actions d’envergure contre les Allemands) et notre domicile. D’une voix hésitante, hachée, trahissant un profond désarroi, mon père me confia :
- L’homme, la vie demeurent pour moi des énigmes... des mystères...
Trop de souffrances, trop de mal...
Je suis dans les mêmes interrogations qu’il y a sept ans, au retour de déportation...
Je ressens un besoin : l’art... je découvre la peinture, sa puissance... un tableau déclenche des sensations, des idées qui font voir la vie autrement... l’art aide peut-être à vivre, à évoluer...
J’avais quinze ans, ces phrases m’étaient incompréhensibles. Je sentais mon père se débattre dans un univers hostile où se défiaient une désespérance abyssale et cette ultime lueur de l’art. J’aurais voulu l’interroger, je n’ai pas osé. A sa mort, je notais ses rares paroles, conscient que lui aussi, en ces instants, n’avait pu s’exprimer totalement.
Sa parole perdue demeure une souffrance inextinguible.
Il m’a fallu de nombreuses années pour comprendre combien il avait souffert de n’avoir pu réaliser, après la libération, ses projets de vie échafaudés dans l’enfer concentrationnaire. Les vies familiale et professionnelle l’ont enserré dans un banal quotidien qui l’a miné. L’enfant puis l’adolescent que j’étais, ont participé à cette médiocrité ambiante alors qu’il avait besoin d’une vie enrichissante pour se reconstruire... pour re-naître des mortifications des camps de concentration.
Lui, qui toute sa vie avait donné tout ce qu’il pouvait donner, n’a rencontré personne pour l’aider dans sa nécessaire renaissance.
Pour conclure, trois réflexions personnelles :
le fils du héros est fier de son père,
dans l’action, le héros s’éloigne progressivement de ses proches et pénètre des contrées où il ne maîtrise plus son destin,
quand la guerre brise une famille, ce sont plusieurs générations qui en subissent les séquelles mutilantes.
Henry Bontoux, Lyon, juillet 2002.